Noël

Noël

Un récit de famille de Ludwig Thoma

Publié dans Simplicissimus N° 40, 6e année, du 24 décembre 1901
vous pouvez lire le texte en allemand sur ce site

Dans la famille du procureur général Saltenberger, les filles étaient au nombre de trois, Emmerentia, Rosalie, puis Marie.

Toutes les trois étaient au plus haut point aptes à renoncer au célibat, mais aussi réellement décidées à le faire.

Les fêtes de Noël approchant donnèrent aux parents l’idée que la meilleure solution consisterait à offrir des époux à leurs chères enfants, ils se mirent donc à réfléchir longuement à la façon la plus idoine de réaliser ce désir.

Maman Saltenberger était d’avis que son époux devait faire valoir son excellente condition de fonctionnaire afin de rappeler à ses collègues plus jeunes leurs devoirs de citoyens tout en se servant de l’autorité de son prestige. N’étant pas totalement réticent à ce principe, monsieur Saltenberger insistait cependant sur le fait que cette influence ne devait être exercée que dans une limite strictement lié à un objectif purement familial, qu’il fallait en outre faire régner une prudence extrême quant au choix des soupirants.

Lors d’un délibéré secret, il fut alors procédé à la présélection des futurs membres de la famille.

Les deux époux se mirent d’abord d’accord sur Karl Wollwinkler, le deuxième procureur. Celui-ci étant déjà passablement usé, son état de santé maladif pouvait donc faire espérer qu’il aspirait à des soins procurés par une épouse aimante.

Sebald Schneidler, secrétaire du tribunal royal régional fut approuvé comme deuxième candidat.

Ce choix ne fut pas adopté sans contradictions. Madame Saltenberger trouvait sa position tout de même quelque peu trop subalterne. Son époux avait toutes les peines du monde à la convaincre que la tendance actuelle avait quelque peu nivelée les différences de rang et qu’une opinion trop étriquée serait néfaste, tout particulièrement concernant les questions du mariage.

En fin de compte, on se mit d’accord sur le fait que, compte tenu de son rang social, Sebald Schneidler devait se contenter de leur fille la plus âgée, Emmerentia, ayant déjà atteint trente-quatre ans.

La mise en place du troisième candidat posait de sérieux problèmes.

Malgré un examen approfondi, il ne restait plus aucun juriste susceptible d’être digne de confiance.

Faute de mieux, il fallait donc passer à un autre corps de métier.

Mais ici également, d’insurmontables difficultés surgirent et déjà monsieur le procureur général s’apprêtait à désespérer devant l’ampleur de la tâche lorsqu’au dernier moment madame Saltenberger eut une idée de génie.

« Tu sais quoi, Andreas, » lui dit-elle, « choisissons tout simplement quelqu’un de la poste. C’est là que nous aurons les meilleures chances, car quasiment toutes les annonces de fiançailles que l’on peut lire à Noël dans le journal sont celles d’adjoints de la poste. »

Cet argument paraissant fondé à son époux, il donna donc son approbation au choix de l’adjoint de la poste, Jakob Geiger.

La présélection ayant donc été effectuée, il ne restait désormais plus qu’à répartir les trois candidats retenus entre leurs trois filles en guise de cadeaux.

Il s’avérait rapidement que c’était en effet ça le plus difficile.

La paix quitta alors la maison du procureur général Saltenberger.

Emmerentia éclata en sanglots lorsque les parents lui expliquaient leur plan ; depuis toujours c’était elle qui avait été la moins aimée, les autres friponnes avaient été choyées et chouchoutées de tout temps, tandis qu’elle avait été constamment maltraitée et maintenant ils exigeaient en plus qu’elle se satisfasse d’un secrétaire.

Peut-être fallait-il encore qu’elle complimente cette horrible chose, cette Rosalie, que l’on avait tout naturellement choisie pour épouser un procureur, bien qu’elle soit la plus bête de toutes. C’était non ! non ! non et non ! C’était mal la connaître. Elle ne tolérerait pas qu’on la piétine de la sorte, elle préférait encore faire échouer leur plan de sorte à ce qu’aucune d’entre elles ne trouve de mari plutôt que de se contenter de ce singe de secrétaire.

Sa résistance était passionnée, nonobstant elle n’était pas pire que celle de Marie à qui on avait destiné l’adjoint de la poste.

C’était elle la plus jeune des trois et pouvait donc légitimement estimer que c’était à elle d’obtenir le meilleur prix sur le marché du mariage. Encore était-il vrai qu’elle louchait, elle se disait cependant qu’un homme intelligent n’accorderait pas beaucoup d’importance à un tel détail. De plus, il valait mieux loucher que d’avoir un goitre comme Emmerentia ou encore de mauvaises dents comme Rosalie.

Papa Saltenberger vivait des journées pénibles et tandis qu’il s’attardait au bureau, une quantité incroyable d’explosifs s’accumulait à son domicile, éclatant régulièrement au moment du déjeuner.

Il était impossible que cela puisse fonctionner de la sorte. Les parents décidèrent alors d’offrir les trois messieurs en tant que lot collectif et de laisser la difficulté du choix à leurs enfants par la suite.

De cette manière, ils avaient au moins recouvré la paix, quand bien même la guerre entre les sœurs perdurait. Dans une solitude secrète, Emmerentia brodait une paire de pantoufles, à chacun des points qu’elle cousait, sa décision s’affermissait de n’enfiler ces dernières sous aucun prétexte à quoi que ce soit d’autre qu’aux pieds du deuxième procureur Mollwinkler, en signe de son amour.

Rosalie crochetait une blague à tabac tandis que Marie tricotait des gants en laine. Chacune d’entre elles savait précisément à qui elle destinait son cadeau.

Toutes les trois avaient mis leur mère dans la confidence, dans la mesure où madame Saltenberger avait un caractère généreux, elle répondait secrètement à chacune d’entre elles : « Mon enfant, mon enfant, il n’y a que toi que je vois comme madame le procureur. »

Chacune en était ravie. Tout d’abord dans l’absolu, puis également parce que les deux autres sottes allaient certainement exploser de jalousie.

C’est ainsi que la fête de Noël approchait petit à petit avec sa magie inoubliable pour toute la famille, ce fameux jour où les célibataires ressentent un désir si particulier pour un sort meilleur, qu’ils ont envie d’une épouse aimante et d’enfants dansant autour de l’arbre de Noël chargés de cadeaux.

Oh, quels sentiments contradictoires régnaient alors dans la maison du procureur général Andreas Saltenberger !

Il y avait des murmures et des chuchotements, des manigances mystérieuses, un va et vient d’une chambre à l’autre, jusqu’au moment où finalement à sept heures, le père, la mère ainsi que les trois sœurs étaient enfin réunis dans le salon, parés, en tenue de fête et tous pleins d’espoir.

Chacune des sœurs suscitait la joie de ses parents à cause de son allure ravissante, mais dans le même temps elle provoquait l’apitoiement méprisant des deux autres.

On sonna. La bonne se précipita à la porte, cinq personnes retinrent leur souffle dans le salon. Qui était-ce ? Une voix grave et incompréhensible se fit entendre, puis la bonne revint en traînant les pieds et donna une lettre au papa qui l’ouvrit à la hâte. Vite la déchirer, la lire en sans perdre un instant. Le secrétaire Schneidler se décommandait avec ses remerciements puisqu’il rentrait au sein de sa famille. Les trois sœurs respiraient, soulagées. Aucune d’entre elles n’avait envisagé cet homme. On sonna de nouveau. La bonne apporta une deuxième lettre.

Monsieur le procureur Mollwinkler se décommandait pour cause d’indisposition.

Trois espoirs de vie étaient subitement anéantis ; le père regarda la mère, les sœurs se mordirent les lèvres, leur douleur aurait été insupportable si toutefois un tout petit peu de délectation causée par la déception des deux autres ne s’y était mêlée.

Que faire maintenant ? Papa Saltenberger se ressaisit et déclara avec une joie forcée : « Mais pourquoi attendre des hommes étrangers ? Allons fêter Noël comme il faut entre nous ! »

On sonna une troisième fois. Cette fois-ci, l’adjoint royal de la poste, qui ne se décommandait jamais, fit son entrée.

Il n’avait pas à le regretter. C’était lui le chouchou dorloté de la famille ce soir-là ; il reçut une paire de pantoufles, une blague à tabac et des gants en laine ainsi que beaucoup de petits gâteaux, de pommes et de noix.

Il buvait du très bon vin ainsi qu’un excellent punch ; il dégustait du saumon du Rhin, du rôti de biche ainsi que le dessert traditionnel tout en admirant la générosité de la famille qui faisait servir tant de bonnes choses à son intention.

Il avait des paroles aimables pour toutes les femmes et, dans la liesse générale, il se laissait marcher sur les pieds par chacune d’entre elles.

Au moment de s’apprêter à partir, passablement éméché, il se disait que la vie de famille comportait vraiment ses bons côtés, notamment en ce qui concerne les plaisirs de la bonne chère.

Dès la nuit de la Saint Sylvestre, il se fiança donc avec la veuve aisée Reisenauer qui possédait un magasin florissant sur la place du marché.