Simplicissimus

L’histoire du poète Fritz

Par Emil Glas

Publié dans Simplicissimus N° 13, 1ère année,  du 27 juin 1896,
vous pouvez lire ce texte en allemand sur le site consacrée au Simplicissimus en suivant le lien

Il était encore tout jeune. Mais il bâillait. Il s’ennuyait affreusement. Puis il se remit à bâiller. Affalé sur le canapé, il fixait le mur en face de lui. Il regardait les petites fleurs sur le papier peint ainsi que les représentations des héros. À un moment, il entendit les sabres cliqueter et les éperons s’entrechoquer, il commença à battre la mesure avec ses pieds, puis il se remit à bâiller tout en fixant le mur. Tandis qu’il observait de la sorte les preux courageux, tout comme les chevaux en effervescence et les épées étincelantes représentés sur le papier peint, une révélation divine s’empara de lui. Les petites mesures ainsi tapotées se transformèrent en hexamètres, il tressaillit de ses rêves, ôtant les toutes jeunes boucles de son front et il songea que cela devait être beau que d’être poète…Des feuilles vierges éparpillées ça et là lui jetant des œillades séduisantes, la plume se mettant à lui faire les yeux doux, il lui semblait entendre la « voix intérieure » bien connue qui l’appâtait, qui l’appâtait, le soleil brillait de tout son éclat, le ciel était si bleu, si divinement bleu – qu’il ne put faire autrement.
Il se mit à écrire un poème…
Un poète épique était né…

Des années avaient passé.
Dehors dans la prairie verte, notre Fritz était couché dans l’herbe haute, les yeux plongés dans les cieux. Tout là-haut, l’alouette affectionnée parcourait le ciel de son vol téméraire tout en chantonnant, dans le bois proche, un rossignol flûtait, friand d’amour. À côté de lui, sur le sol opulent, un grillon était assis, riant joyeusement, stridulant intimement. Fritz observait le firmament, les brillants rayons du soleil léchaient les brins d’herbe, à perte de vue tout était si calme tout autour, si mystérieusement silencieux…
Fritz songeait à son amoureuse. Il la vit alors flotter devant lui en stridulant, en riant, ses yeux étaient aussi bleus que le ciel, son chant aussi beau que la chanson du rossignol, il l’entendit chanter et rire…
Il fut pris d’une sensation étrange dans la région du cœur, d’une impression secrètement languissante, il vit des lèvres roses, des cheveux blonds, une bouche si délicate, des joues si rouges…
Il se mit à écrire un poème…
Un poète lyrique était né…

Quelques mois plus tard. Dehors, l’orage et la tempête grondaient, les grêlons frappaient sur la vitre dans un vacarme sourd, le ciel était si gris et si couvert de nuages que ce mauvais temps paraissait ne jamais vouloir finir…
Fritz était debout à la fenêtre, en y appuyant son front brûlant. Observant la tempête faire rage dehors, le rugissement des éléments, il se sentait cependant à l’aise. Après un nouveau coup de tonnerre, apparemment tout près, l’éclair flamboyant avait à peine disparu, la tempête se mit à hurler de tous côtés en faisant résonner comme des coups de marteau, les rares passants dans la rue luttaient contre le vent, cherchant à fuir pour s’abriter dans les entrées des maisons…
Fritz, au contraire, pressait son front encore plus fortement contre la vitre, une expression mystérieusement ardente dans les yeux, aussi enflammée que la foudre. Quelle obscurité tout autour. Aucune lumière, pas un feu. Le calme. Un silence froid. Où pourrait-elle bien être en ce moment, son amoureuse ? « Infidèle ! » Il se mit à rire. « Elles se valent toutes. »
Il la vit alors avec ce bellâtre stupide qu’il avait rencontré récemment chez elle, il l’entendit rire, d’un rire artificieux, calculé, puis il vit les lèvres roses fardées et poudrées, les cheveux blonds ondulés et colorés…
Il se remit à rire. Puis il s’assit et se mit à écrire…
Un roman moderne naquit.

Quelques années plus tard. Fritz soupirait. Il était désormais devenu époux. Il se leva d’un bond et parcourut hâtivement la pièce de long en large. Il se rassit. Puis, il se leva. Ensuite, il soupirait.
Dehors, une couche de neige haute comme la montagne couvrait les rues, les arbres étaient dépourvus de feuilles, le rossignol avait migré, le grillon ne stridulait plus, même la colombe avait arrêté de roucouler. Elle demeurait dans son colombier, taciturne. Fritz était assis dans sa chambre à coucher et soupirait. Soudain, des pas s’approchent, un bruissement, un crépitement, un éclaircissement de voix, un chuchotement, comme lors de la venue d’un fantôme. C’était sa belle-mère. Elle ne portait pas de lunettes, mais elle correspondait par ailleurs à la catégorie de ces dames. Elle croassa, fit du bruit, souffla et murmura à un point que le pauvre Fritz fut pris d’angoisse…C’est ainsi qu’il se mit à songer à sa jeunesse. Il vit alors la belle-mère à l’époque où elle n’était pas encore sienne, son cœur palpita dans sa poitrine, il entendit de nouveau le rossignol chanter et son amoureuse rire, c’était une journée d’été magnifiquement belle, il était couché dehors dans l’herbe haute, il regardait en haut et vit que le ciel était si bleu et si vierge de nuages, si beau…Puis il entendit de nouveau sa belle-mère parler…Une crainte effroyable fit son entrée dans son cœur, un espoir stérile…C’est alors qu’il se retira dans sa chambre et il écrivit…
Ce fut son premier drame…

Dix années plus tard. Fritz était chauve. Il était assis dans sa chambre. De nouveau, les rayons de soleil entraient en souriant. Ils brillaient sur sa calvitie en riant. Cependant, il se précipita vers la fenêtre pour fermer les rideaux en se fâchant. Quelqu’un frappa à la porte. « Entrez ! » dit-il, irrité.
« Monsieur Fritz ! – Cela vient de se passer. – C’est une fille. Mais aussi belle que le ciel et aux yeux aussi bleus que le firmament »…Cependant, Fritz soupira : « La septième fille ! » Puis il passa la main sur sa calvitie, s’approcha de son bureau, prit sa plume et la brisa. Ensuite il descendit pour aller voir sa septième fille. Depuis ce jour, il n’écrivit plus jamais rien. – – –
Ce fut là sa première bonne œuvre.